2023/06/14: RÉFORME DE LA TAXE CAÏMAN EN BELGIQUE : CERTAINS FONDS DÉDIÉS LUXEMBOURGEOIS DANS LE VISEUR.

Lors du dernier contrôle budgétaire, le gouvernement belge a décidé d’aller chercher des recettes complémentaires en durcissant (une nouvelle fois!) la « taxe Caïman », qui introduit une taxation « par transparence » assez inédite en fiscalité belge. Pour rappel, cette taxe a été instaurée en 2015 afin de taxer les revenus imposables (dividendes, intérêts,…) de « constructions juridiques » par transparence dans le chef de leur « fondateur » (personne physique résidente belge), comme s’il les avait perçus directement.

Le cabinet du ministre des Finances doit remettre prochainement son projet de réforme, lequel devrait renflouer les caisses de l’Etat à hauteur de 50 millions d’euros par an (à partir de 2024). Au début du mois de mai dernier, la Cour des comptes a publié son nouveau rapport concernant la taxe Caïman. Ce rapport est d’un grand intérêt pratique pour les fiscalistes (avocats, conseillers fiscaux, comptables, banquiers privés,…) qui assistent des clients (fortunés) détenant des « constructions juridiques » (trusts, sociétés faiblement taxées, certains contrats d’assurance…) à l’étranger. La Cour des comptes met en effet le doigt sur certaines lacunes du dispositif actuel et formule quelques recommandations à destination du législateur, mais aussi des services du SPF Finances. On peut s’attendre à ce que les conclusions de ce rapport serviront de fil conducteur au ministre des Finances…

1. Les SICAV luxembourgeoises dédiées

L’une des cibles de la Cour des comptes : les fameux organismes de placement collectif (OPC) dédiés – c’est-à-dire les OPC détenus par les membres d’une même famille-, et les compartiments dédiés d’OPC.
Voici une famille belge disposant d’une fortune confortable de plusieurs millions d’euros, placés auprès d’une banque privée luxembourgeoise dont la réputation fait référence. Le père, Monsieur Dupont, son épouse et ses enfants, investissent dans un nouveau compartiment « dédié » d’une SICAV luxembourgeoise gérée par la banque : un fonds d’investissement spécialisé (également dénommé « SICAV-SIF »).
Ce type de véhicule exerce une véritable fascination chez les habitants du Royaume fortunés. Ce n’est pas un hasard si, depuis 2018, le législateur a inclus les OPC dédiés (et les compartiments dédiés d’OPC) parmi les « constructions juridiques » tombant sous le coup de la taxe Caïman. L’enjeu financier est de taille. Imaginons que le compartiment détenu par la famille Dupont possède des actions et des obligations cotées d’une valeur de 10 millions d’euros. Le rendement en 2023 s’élève à 5%, soit 500.000 euros de dividendes et d’intérêts. La SICAV-SIF échappe en principe à tout impôt sur les revenus au Luxembourg. En revanche, les membres de la famille Dupont seront taxés par transparence à l’impôt des personnes physiques (« IPP ») en Belgique au taux de 30% sur les dividendes et les intérêts recueillis par la SICAV-SIF. Ils devront ainsi payer leur tribut au fisc belge à hauteur de 150.000 euros (30% x 500.000 euros)… même s’ils ne reçoivent aucune distribution de la SICAV-SIF !

La Cour des comptes recommande à présent au législateur de définir le pourcentage de participation minimum qu’une personne non liée doit respecter pour que l’OPC ne soit pas soumis à la taxe Caïman. L’objectif poursuivi consiste à entraver les stratégies d’évitement de la taxe, consistant à faire rentrer dans l’OPC un « tiers » (un « homme de paille », par exemple un conseiller) détenant une participation dérisoire, de manière à ce que l’OPC ne soit plus « dédié » (et échappe ainsi à la taxe Caïman). Ceci dit, la mesure générale anti-abus (article 344,§1er du CIR) existante devrait à mon avis déjà pouvoir permettre de déjouer dans certains cas ce type de montages.

La Cour des comptes préconise aussi de renverser la charge de la preuve, de telle sorte que le contribuable doive lui-même démontrer qu’il n’est pas actionnaire d’un OPC dédié.
Résultat des courses : plusieurs familles belges, qui échappent jusqu’à présent à la taxe -car une faible partie des parts du compartiment est détenue par un « tiers » -, pourraient désormais tomber en plein dans la taxe Caïman si le dispositif est adapté conformément à la recommandation de la Cour des comptes.

2. Contrats d’assurance-vie luxembourgeois liés à des fonds dédiés

Un placement similaire fort prisé échappe encore aux mailles du filet de la taxe Caïman: le contrat d’assurance-vie lié à un fonds dédié. Commercialisé principalement par les compagnies d’assurance luxembourgeoises, ce produit est taillé sur mesure pour un client: le fonds d’investissement sous-jacent lui est en effet entièrement « dédié ». Ainsi, le preneur peut-il définir avec l’assureur son profil d’investissement, proposer le banquier de son choix (banquier de la famille) pour gérer le fonds, suggérer l’identité de la banque dépositaire, etc.

Ce produit se caractérise par le fait que la prime est souvent payée en nature à la compagnie d’assurance (c’est-à-dire par le transfert à la compagnie d’assurance d’un portefeuille d’actifs, souvent un portefeuille de valeurs mobilières). La compagnie d’assurance désigne un gestionnaire, qui gérera le portefeuille en fonction d’un certain profil de risque. Cet instrument est assez intéressant du point de vue de la fiscalité belge puisqu’il peut conduire à la « conversion » de revenus financiers imposables (c’est-à-dire les dividendes et les revenus d’intérêts générés par le portefeuille, imposables en principe au taux de 30 %) en des revenus exonérés (les rachats de contrats d’assurance pouvant en effet être totalement exonérés en vertu de la législation fiscale belge) dans le chef du particulier belge.

Dans deux rulings du 2 février 2016 , le Service des Décisions Anticipées belge (« SDA ») – la commission des rulings – a d’ailleurs confirmé que les contrats d’assurance-vie liés à des fonds dédiés (sans garantie de rendement) ne constituaient en principe pas un « abus fiscal » (article 344, §1er du CIR), du moins à certaines conditions (relativement strictes).

Comme le fait observer le rapport de la Cour des comptes, ce produit échappe en principe à la taxe Caïman. L’administration fiscale belge semble avoir fini par se lasser de ce savant montage de défiscalisation et est à la recherche d’un remède. Le rapport de la Cour des comptes note ainsi que l’administration fiscale belge est bien consciente de cette échappatoire, et que le ministre des Finances a chargé son administration d’examiner comment y mettre fin (lire : comment faire rentrer ces produits d’assurance liés à des fonds dédiés dans la taxe Caïman). Le secteur des assurances est prévenu.

Une précision encore. Dans certains cas plutôt rares, ces contrats d’assurance peuvent tomber sous le coup de la taxe Caïman, dans la mesure où ils peuvent être rangés parmi les « constructions juridiques » de la troisième catégorie . Il en va ainsi lorsqu’est logée dans le contrat d’assurance vie une « construction juridique » de la première (trust) ou de la seconde catégorie (entités étrangères faiblement taxées). Voici quelques illustrations :

– Monsieur Dupont souscrit à un contrat d’assurance vie auprès d’une compagnie luxembourgeoise et paie sa prime « en nature », en apportant des actions dans une « construction juridique », par exemple (i) un compartiment dédié d’une SICAV luxembourgeoise, (ii) une SPF luxembourgeoise, (iii) une US LLC (Limited Liability Company) en Floride, (iv) une société panaméenne…

– Monsieur Dupont verse sa prime « en espèces » à la compagnie d’assurance, qui les investit dans une « construction juridique », par exemple un hedge fund aux Iles Caïmans ou aux Bermudes.
L’application de la taxe Caïman signifie concrètement qu’il faut faire « comme si » le contrat d’assurance n’existait pas sur le plan fiscal : les revenus mobiliers des « constructions juridiques » sous-jacentes (logées dans le contrat d’assurance) seront imposés par transparence chez Monsieur Dupont à l’impôt des personnes physiques (en principe au taux de 30%).

A noter enfin qu’une circulaire visant à clarifier l’interaction entre la taxe Caïman et les conventions préventives de la double imposition est en cours d’élaboration. Voilà un sujet explosif : la taxe Caïman pourrait tomber à l’eau si elle est jugée contraire aux conventions préventives. Le tribunal de première instance de Bruxelles a d’ailleurs récemment entériné un accord par lequel le fisc acceptait de renoncer à l’application de la taxation par transparence des revenus d’un trust (soumis à l’impôt au Canada) dans le chef de son fondateur belge, pour cause de contrariété avec la convention belgo-canadienne….

Denis-Emmanuel PHILIPPE
Avocat aux Barreaux de Bruxelles et de Luxembourg (Bloom Law)
Maître de conférences à l’Université de Liège

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Agefi Juin 2023 page 27