2025/08/13: L ‘Echo: Le fisc gagne un procès à 27 millions d’euros contre une multinationale américaine

L’administration fiscale belge a gagné en justice face au groupe américain Johnson Controls. Le montant d’impôt en jeu était très élevé, pour un dossier isolé.

Le fisc remporte une victoire retentissante face à une multinationale. Par un jugement du 6 juin, que L’Écho a pu consulter, le tribunal de première instance de Louvain a donné raison à l’Isi (Inspection spéciale des impôts), dans un litige dont l’enjeu dépasse 27 millions d’euros, contre Johnson Controls, géant basé aux États-Unis et actif dans les équipements pour l’industrie et la gestion des bâtiments.

Johnson Controls ,‘ JCI0,00%’ , qui pèse près de 70 milliards de dollars à la Bourse de New York et est repris dans l’indice S&P 500, ’ SPX_X.SP0,32%, est actif en Belgique au travers de sa filiale Johnson Controls International (JCI), détenue via une constellation de sociétés intermédiaires (voir infographie).

En 2011, Johnson Controls Luxembourg Finance prête 800 millions d’euros, à un taux de 7,22%, à JCI. Avec cet argent, la société belge acquiert la britannique Sabroe. Celle-ci prête alors à son tour l’argent à une autre société britannique, Johnson Controls Enterprises, mais à un taux de plus de 11%.

Avec ces capitaux, JC Enterprises fonde deux sociétés opérationnelles, dont les revenus qu’elle perçoit sont épongés fiscalement par ses coûts élevés, à savoir les intérêts (plus de 11%) qu’elle verse à Sabroe. Sur ces revenus juteux, Sabroe ne paie pas d’impôt grâce aux règles de consolidation fiscale britanniques qui permettent de déduire les pertes d’une société liée (JC Enterprises).

Déduction RDT rejetée

Sabroe fait remonter l’argent sous forme de plantureux dividendes versés à la belge JCI: 250 millions d’euros en 2014 puis 90 millions en 2015. JCI évite de payer des impôts sur ces gains grâce au régime des revenus définitivement taxés (RDT). Celui-ci a pour but d’empêcher une double imposition des sociétés d’un même groupe: quand une filiale fait des bénéfices, ceux-ci sont taxés à l’impôt des sociétés et, quand cet argent remonte sous forme de dividendes à la société mère, cette dernière ne paie pas d’impôt grâce aux RDT: l’argent est considéré comme définitivement taxé au niveau de la filiale.

En 2019, l’Inspection spéciale des impôts conteste l’application des RDT par JCI en 2014 et 2015, et procède à un redressement fiscal, avec un accroissement d’impôt de 10% à la clé. L’Isi réclame ainsi 27,25 millions d’euros à JCI. Celle-ci décide de contester ce redressement fiscal en justice.

Pour justifier le rejet des RDT, le fisc avance que toute cette opération constitue « une construction purement artificielle » et recourt au principe anti-abus de droit européen.

Le magistrat louvaniste lui donne raison. « Les opérations dans leur ensemble peuvent, en effet, être considérées comme une construction artificielle », juge-t-il. « Cette construction a été mise en place dans le but d’obtenir un avantage fiscal qui va à l’encontre de l’objectif de la directive mère-filiale. Il y a eu un abus de la directive mère-filiale, et plus spécifiquement de la déduction RDT. »

Application « rétroactive »

Le tribunal souligne que, pour que le régime des RDT s’applique, il faut que les gains aient déjà été taxés. Or, si Sabroe répond, sur papier, à la condition de taxation parce qu’elle est soumise à l’impôt des sociétés au Royaume-Uni, elle n’est, dans les faits, pas taxée grâce à la construction mise en place.

Par conséquent, « les bénéfices d’où provient le dividende (versé à JCI, NDLR) n’ont subi une imposition ni au Royaume-Uni (règles de consolidation fiscale) ni en Belgique (déduction RDT), d’où une double non-imposition », constate le tribunal louvaniste.

« Le tribunal est d’avis que l’intégralité de la construction n’a pas été mise en place pour des raisons d’affaires, mais qu’il s’agit plutôt ici bien davantage d’une opération fiscale », tranche encore le juge. Cette décision n’ayant pas encore été publiée officiellement, « nous ne faisons pas de commentaire sur les litiges en cours », indique Johnson Controls, sollicité par L’Écho.

Victoire spectaculaire

« L’Isi remporte une victoire spectaculaire concernant l’abus de la directive mère-filiale », commente Denis-Emmanuel Philippe, avocat associé chez Bloom Law. « Le tribunal ne s’est pas fondé sur la mesure anti-abus spécifique de la directive mère-filiale, ni sur l’abus fiscal prévu par le code des impôts sur les revenus, car certains actes avaient été posés avant l’entrée en vigueur de ces mesures anti-abus. Le tribunal s’est reposé sur le principe anti-abus européen, en se référant à l’arrêt de la Cour de cassation du 30 novembre 2023 pour asseoir son application « rétroactive ». »

Par cet arrêt, la Cour de cassation avait donné une nouvelle arme au fisc, à savoir la possibilité d’utiliser le principe anti-abus européen pour combattre des constructions fiscales agressives. Johnson Controls vient, à son tour, d’en faire les frais.

 Un prêt à un taux (un peu) trop généreux

Le litige entre le fisc et Johnson Controls International (JCI) comportait aussi un volet consacré aux prix de transfert, c’est-à-dire l’argent qui rémunère des opérations intra-groupe. En l’occurrence, le fisc a contesté le taux de 7,22% fixé pour le prêt de 800 millions d’euros octroyé par Johnson Controls Luxembourg Finance à JCI en 2011. JCI a pu déduire les intérêts de ce prêt et ainsi réduire sa base imposable. Selon l’administration, le taux du marché aurait dû être de moins de 5%. Le fisc a donc ajouté, à la base imposable, le montant d’intérêts qui était, à ses yeux, excédentaire.

Toutefois, JCI a produit un rapport d’experts américains étayant le taux fixé pour son prêt. Peu convaincue, l’Inspection spéciale des impôts (Isi) a réclamé une autre estimation, émanant d’experts belges. Le tribunal a finalement retenu un taux, jugé comme « at arm’s length » (« à distance », ce qui qualifie un prix de transfert équivalent à celui qui serait pratiqué par des sociétés sans lien capitalistique), de 6,93%. Il y a donc bien eu un avantage anormal, mais de seulement 29 points de base (0,29 point de pourcentage), soit beaucoup moins que ce que réclamait l’Isi.

« La jurisprudence récente illustre l’intérêt pour les groupes de bien documenter (in tempore non suspecto) leurs pratiques en matière de prix de transfert », souligne Denis-Emmanuel Philippe, avocat associé chez Bloom Law, en citant d’autres décisions récentes, favorables tantôt au fisc, tantôt au contribuable. Mais « la charge de la preuve repose sur les épaules du fisc », note encore Me Philippe.

Le résumé

Le fisc a gagné contre l’américain Johnson Controls dans un litige à 27 millions d’euros.

La filiale belge du groupe, JC International, a recouru au régime des revenus définitivement taxés de manière abusive.

Elle a ainsi pu éviter de payer des impôts sur plus de 300 millions d’euros de dividendes.

Le tribunal a utilisé le principe général anti-abus européen validé par la Cour de cassation.

Journaliste Philippe Galloy

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